Jean Mattern – Les eaux du Danube

Avant cette conversation avec le professeur de philosophie de son fils, les jours s’écoulaient selon un rythme immuable pour le narrateur de ce bref et saisissant roman d’un ébranlement : issu d’une bonne famille lyonnaise, marié depuis près de vingt ans à Madeleine avec qui il est venu s’installer à Sète, Clément Bontemps est un être d’habitude, bon mari et bon père, heureux d’ouvrir à horaires fixes son officine de pharmacien. Si Madeleine et Matias, leur fils, vibrent ensemble pour la musique, lui préfère ses promenades solitaires au cimetière marin. Et si d’aventure des sujets politiques ou de société s’invitent à table – Matias vient de passer son bac quelques jours après la réélection de François Mitterrand –, Clément esquive, tant il déteste la confrontation.
Il a pourtant suffi que le professeur Almassy évoque, avec une grande délicatesse, le désarroi dans lequel le mutisme du père plonge le fils, apparemment désireux de lui faire certains aveux, pour que la surface lisse de l’existence de Clément se craquèle. Étrangement perturbé par l’évocation de son petit garçon devenu jeune homme – qu’il a appris à tant aimer, mais qu’il aime apparemment si mal –, il engage, à rebours de sa réserve coutumière, une discussion avec une cliente écossaise à la pharmacie : quand, évoquant son île de Barra, elle avoue y « être devenue elle-même », quelque chose s’ouvre en lui.
Seul dans la maison familiale en ce mois de juillet, celui qui ne s’est jamais posé de questions, bien trop soucieux de se prémunir contre toute émotion, va peu à peu se retrouver confronté à lui-même, aux silences et aux non-dits de sa propre histoire. Son mariage de convenance, la naissance de son fils avant terme, les origines hongroises de sa mère : autant de sujets qu’il lui faudra aborder, tant sa manière raisonnable de vivre jusque-là ne lui paraît plus suffisante.
Georges Almassy, dont le nom dit les racines hongroises elles aussi, lui sera d’une aide providentielle et précieuse pour assembler les pièces d’un puzzle familial qui, des bords de la Méditerranée, vont le conduire, de manière totalement inattendue, vers les eaux du Danube juste après la deuxième guerre mondiale…
Dès lors, le rythme du récit va staccato, ouvrant les tiroirs secrets de ce qui devient une magnifique histoire de transmission et de filiation. Jean Mattern joue de manière vertigineuse dans ce livre de ses thèmes de prédilection, nous rappelant avec brio que la littérature s’écrit sur les vérités enfouies.