Arnon Grünberg – Tout cru

Roland Oberstein, économiste, est un universitaire de renom dont les recherches portent actuellement sur deux domaines : l’histoire des “bulles” spéculatives et les bénéfices économiques de l’Holocauste. Âgé de quarante et un ans, il a bradé sa vie privée pour sa carrière, quitté les Pays-Bas pour un poste dans une université américaine et laissé derrière lui, sans remords apparent, une famille. À l’occasion d’un colloque, il fait la connaissance d’une Américaine qui tombe sous son charme. Oberstein n’a pourtant rien de charmant : plutôt commun physiquement, il est comme infirme des sentiments, étranger à lui-même et au monde, il semble vivre derrière une façade de politesse et de convenances. Mais il sait que son improbable incapacité passionnelle est précisément ce qui en lui fascine certains, et plus particulièrement les femmes.
Naviguant au fil de ses rôles de composition en tutoyant quotidiennement l’imposture, Oberstein happe au passage l’amour des unes et des autres, et dans ce libre-service du plaisir qui domine nos sociétés contemporaines, ces marchés du corps et de l’âme lui donneraient presque l’illusion de survivre, tout en le conduisant, au rythme de la démesure et du cynisme, aux abords de l’autodestruction.
Virtuose des partitions inavouables de l’âme, Arnon Grunberg est aujourd’hui mondialement reconnu. Toujours penchés au-dessus du vide, prêts à tomber dans les ténèbres de l’enfer, ses personnages ricanent de leurs propres faiblesses et s’enivrent de celles des autres. Cyniques, ils épinglent l’absurde solitude de l’être humain, une fatalité affective ou une banalité sexuelle autour de laquelle ils semblent danser tel un attroupement de cinglés tout droit sortis d’un tableau de Bacon.
Dans ce registre, Tout cru est l’un des romans les plus achevés de Grunberg, sur le mode d’une comédie enlevée, aux rebondissements tristement hilarants. Grimaçant mais tellement juste, douloureux mais incorrigible, le monde est devenu dingue, il boite ici sans pour autant réaliser qu’il n’a déjà plus qu’une jambe.