Carl Leblanc – Rétroviseur
Michel a promu Fabien de simple petit homme à icône de l’ancien monde, cette matrice rurale et catholique d’où ont émergé quelques rouspéteurs nationalistes qui, pendant des décennies, ont réclamé l’indépendance politique comme des adolescents réclament le respect. Et ils n’ont obtenu ni l’indépendance ni le respect, et certainement pas celui du camp vainqueur, car il y a eu un vainqueur. Quand Fabien parlait de ceux que l’histoire moderne a rabattus vers une désignation linguistique et pacifiée – les Canadiens anglais –, il refusait cet anachronisme, il disait «l’Anglais». Le Canadien, c’est lui. On ne peut être canadien sans être français – le logo de l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal en témoigne. Et si l’époque moderne a inventé des pléonasmes pour se tranquilliser l’esprit et se doper de moralité, lui n’a pas admis qu’il faille changer sa vision du monde; or, il y avait des Anglais qui ont conquis des Canadiens, et il se trouve qu’à l’origine seul ce frottement de Molière avec l’épinette a donné le Canada. Après que Michel a fait son saut de l’ange depuis un sommet avoisinant Lake Placid, c’est tout le demi-siècle qu’a duré sa vie que nous voyons défiler, de la fin jusqu’au début. Son premier livre qui vient de paraître dans l’indifférence, la mort de Jérôme, le frère qu’il a failli ne jamais connaître, la naissance de ses enfants, Marie et Léo, la rencontre de Jeanne, la femme de sa vie, le référendum de 1995 et les débats interminables avec les amis, son arrivée dans la grande ville et son entrée au collège de Maisonneuve, où il a débarqué comme à Versailles, l’enfance en Gaspésie, la découverte du rocher Percé en compagnie des frères et sœurs de sa mère anglophone, la première excursion au village de ses ancêtres en compagnie de Fabien, son père, au volant de la Chrysler. Fabien, en qui Michel croit voir incarnée l’âme même du peuple canadien-français devenu québécois. Fabien dont la vie se révélera, en bout de parcours, beaucoup plus étonnante, pleine de pièges et de secrets, que Michel l’aurait jamais imaginée. Carl Leblanc nous rappelle que l’humanité, ça n’existe pas. Il n’y a que des familles. Et de ces petits pays, on n’émigre jamais tout à fait.